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Qu’est-ce que la recherche scientifique ? (3/6)

La démarche scientifique

Lundi 7 décembre 2009 (mise à jour mardi 2 août 2011)

Les méthodes de la recherche sont très diverses. Construire de la connaissance n’admet pas vraiment de règles strictes. Cependant, les recherches à vocations scientifiques, et qui se définissent comme telles, reposent sur un principe commun, appelé la démarche scientifique, qu’elles se doivent de respecter. Cet article se donne pour but de décrire ce principe et de l’illustrer.

Afin d’expliquer cette démarche en détail, il est utile de s’aider d’exemples concrets, en décrivant brièvement quelques méthodes utilisées dans certains domaines de recherche, par exemple en sciences sociales ou en sciences humaines.

En histoire, la démarche consiste à rechercher dans la documentation accumulée au fil du temps (volontairement ou non) des informations et des précisions, afin de compléter notre connaissance d’une période particulière de l’histoire ou d’un événement précis. En géographie, en économie, en sociologie, les statistiques jouent un rôle prépondérant pour tirer des conclusions ou pour corroborer certains mécanismes supposés. Ces sujets d’étude interdisent souvent de pratiquer la démarche scientifique, telle qu’elle sera définie plus loin, dans son intégralité : il est impossible en géographie d’expérimenter en changeant des paramètres, tout comme il est impossible en histoire de modifier le cours des événements pour en comprendre les causes et les subtils enchaînements.

Malgré tout, ces méthodes peuvent parfois être complétées par une démarche plus inductive consistant à « expérimenter » des hypothèses. Par exemple, le projet de construction du château fort de Guédelon, qui s’impose de retrouver et d’utiliser les méthodes de construction du XIIIe siècle, même si cela évoque un peu le folklore, permet de valider des techniques retrouvées de l’époque. De même, la taille du silex est aujourd’hui comprise parce que les gestes ont été retrouvés lors d’expériences. On retourne cependant là dans un domaine de l’histoire moins factuel pour s’intéresser à une approche plus technique.

Ces domaines de recherche souffrent de cette limitation dans leurs méthodes d’investigation, non pas dans la qualité des conclusions et de la connaissance que les chercheurs concernés en tirent, mais plutôt dans l’impossibilité où ils sont de ne pouvoir « activement » tester des hypothèses, choisir et renouveler les données, avoir entre les mains différents paramètres à faire varier pour en examiner les conséquences. Obligés de collecter « passivement » des informations, puis bien sûr de les évaluer, de les trier, de leur donner un sens, ces chercheurs peuvent avoir l’impression de produire une science moins riche et probablement moins efficace que celle d’autres collègues.

Au contraire, les sciences de nature plus expérimentales ont la possibilité de maîtriser (en partie) les conditions de leurs observations. Elles peuvent donc plus finement rechercher des causes et des effets mieux identifiés. Il leur est possible de confronter les hypothèses avec les faits, et de demander à la Nature d’approuver ou non les théories qu’elles ont élaborées. L’expérience ne résume cependant pas toute la démarche scientifique. C’est pourquoi les sciences plus factuelles peuvent la revendiquer elles-aussi.

L’expérience et la théorie

La démarche scientifique est un ensemble de principes sur lesquels se bâtit une connaissance qui se veut sûre, en un sens expliqué plus loin. Elle procède très schématiquement par étapes :

  • On commence par accumuler des faits et des chiffres. Pour cela, on peut pratiquer des expériences reproduisant un phénomène particulier, en faisant varier diverses conditions et divers paramètres contrôlables. Mais on peut aussi opérer sans pouvoir recourir à des expériences, tout simplement en observant, en collectant et en décrivant des phénomènes se produisant sans intervention humaine, par exemple lorsqu’il s’agit d’astronomie. Ce travail d’accumulation est souvent répétitif. Il peut être effectué dans des laboratoires à taille humaine, ou auprès de grandes machines internationales (tels le LHC pour découvrir l’infiniment petit ou les très grands télescopes pour l’infiniment grand), ou encore sur le terrain lorsqu’il faut collecter des ossements fossiles, des plantes nouvelles, des données sismiques, etc.
  • Une fois ces données brutes accumulées, on tente de les rationaliser, en les analysant et en les déchiffrant. Ce sont ces premières analyses qui permettent de découvrir l’existence de lois, dans des structures émergentes, dans des récurrences et dans des motifs. Aujourd’hui, des ordinateurs permettent d’accumuler et de gérer des masses de données gigantesques, puis d’exhiber les premiers comportements généraux à partir de traitements statistiques. À ce stade, il est aussi plaisant de découvrir des comportements inattendus, future matière à réflexion.
  • Le chercheur tente alors, et c’est une partie difficile de son travail, de comprendre ce qu’il a pu extraire de ce traitement de données. Il essaie d’établir des lois, des règles, des principes, qui lui permettront de formuler, dans un langage précis, une théorie cherchant à expliquer les résultats de l’expérience. Ce langage précis est souvent mathématique, mais pas toujours.
  • Vient ensuite la recherche des conséquences, si possible nouvelles, de la théorie. On étudie la théorie dans ses retranchements les plus cachés, on lui fait avouer ce qu’elle a à nous dire. C’est souvent un travail long et fastidieux qui requiert des compétences techniques et intellectuelles originales.
  • La boucle se referme : on retourne à l’expérience pour valider ou infirmer la théorie, en testant les conséquences prédites.

Si la théorie passe avec succès le stade de la validation par des expériences nouvelles et l’observation de faits inédits, elle est retenue. Elle n’est cependant pas « juste », au sens où elle peut encore être infirmée par d’autres expériences non encore réalisées !

Un exemple remarquable dans l’histoire des sciences qui illustre entièrement cette boucle est celui qui a conduit aux lois de la gravitation. Tout commence par un observateur exceptionnel du ciel, Tycho Brahé, qui relève avec une précision jamais égalée en cette fin de XVIe siècle le mouvement des planètes. Le relais est aussitôt passé à Johannes Kepler, qui ordonne ce catalogue de données sous forme de trois lois sur le mouvement des planètes, « lues dans le ciel ». Isaac Newton reprend le flambeau, invente des mathématiques nouvelles avec lesquelles il parvient à unifier le mouvement des corps célestes et des objets sur Terre dans la théorie de la gravitation universelle. Cette théorie permet de déduire les lois de Kepler (dont Newton s’est inspiré fortement). Le reste de l’histoire, jusqu’à nos jours, est une recherche permanente des conséquences de la théorie de Newton.

La boucle s’est toujours refermée avec succès sur cette théorie, sauf sur un point : le mouvement de la planète Mercure, la plus proche du Soleil, et donc subissant la gravitation la plus intense, n’est pas conforme à la théorie de Newton. Il aura fallu attendre la théorie de la relativité générale d’Albert Einstein pour résoudre ce problème.

Le dernier item de la boucle ci-dessus s’appelle le test de la falsification. Aujourd’hui, il est requis qu’une théorie ne puisse acquérir un statut de théorie scientifique que si elle est au moins falsifiable. C’est à dire qu’elle doit être capable de prédire des conséquences qu’il est possible de confirmer ou d’infirmer lors d’expériences ou d’observations. Il est important d’insister sur le fait que c’est justement grâce à cette contrainte forte que la connaissance produite par la recherche scientifique est plus « sûre » que celle produite par d’autres démarches non confrontées à des données expérimentales.

Cette procédure, qui ne consiste à retenir dans le domaine de la connaissance que ce qui a passé les tests expérimentaux, ne produit pas une connaissance nécessairement « exacte », puisque cette connaissance peut être infirmée à tout moment par d’autres expériences, comme le montre le mouvement de la planète Mercure. Cependant, plus les expériences favorables s’accumulent, plus cette connaissance se rapproche d’une certaine forme d’exactitude.

Aucune connaissance ne sera jamais vraie dans l’absolu selon cette démarche. Mais la science ne cherche pas à établir une connaissance achevée, immuable et définitive. Au contraire, la recherche scientifique n’arrête pas de produire et surtout de compléter la connaissance dont elle a la charge. Donc, tout ce qu’affirme la science, une fois établie expérimentalement, est juste dans la limite des expériences sur lesquelles elle a été élaborée et corroborée. Souvent, après coup (lorsque de nouvelles observations ou de nouvelles expériences sont possibles), elle se révèle être juste en dehors de son champ premier d’investigation. Aussi, chaque théorie mise en place est étendue le plus loin possible, de façon raisonnable et maîtrisée, au delà de son stricte domaine expérimenté, au delà des vérifications qui la sous-tendent. C’est l’objet de la recherche que de tester cette théorie prolongée, à la fois par les conséquences théoriques qui en découlent et par de nouvelles expériences.

Souvent, infirmer une théorie ne signifie pas l’abandonner. Même si une théorie montre un jour qu’elle est insuffisante, là où elle n’explique pas certaines observations nouvelles, les scientifiques n’ont pas toujours besoin de la rejeter complètement. En effet, dans un grand nombre de situations, une théorie nouvelle dépasse une ancienne théorie au sens où l’ancienne devient une restriction de celle qui l’englobe, par exemple dans le nombre de faits qu’elle explique ou dans une gamme particulière de paramètres. Du coup, elle a montré très exactement ses limites, et, à ce titre, elle permet encore de gérer les situations où on sait qu’elle reste valable.

Par exemple, la théorie d’Einstein de la gravitation est plus « juste » que celle de Newton, au sens où elle explique plus correctement certains phénomènes incompréhensibles par l’ancienne théorie de Newton (l’avance du périhélie de Mercure par exemple), et parce qu’elle est plus générale dans ses principes. Cependant, la théorie de Newton n’est pas fausse ! On en connaît plus précisément son domaine de validité, on en connaît exactement ses limites : elle est devenue une approximation parfaitement comprise et maîtrisée de la théorie d’Einstein. À ce titre, elle sert encore à envoyer des satellites autour de la Terre.

Dans d’autres cas, plusieurs théories se font absorber par une théorie plus générale. La théorie électromagnétique de Maxwell englobe les théories précédentes sur l’électricité et le magnétisme. De même, le Modèle Standard des particules élémentaires contient à son tour cette théorie de Maxwell ainsi que la description de deux autres forces fondamentales de la Nature. Les théories de grande unification cherchent aujourd’hui à aller encore plus loin dans cette direction. Une proposition avait été formulée au milieu des années 1970 en ce sens. Depuis, elle a été infirmée par des expériences. Elle est aujourd’hui abandonnée en l’état, bien qu’elle stimule encore intellectuellement les chercheurs.

Dans ce type de configurations, la théorie absorbante est dite plus fondamentale que toutes celles qu’elle contient.

Bien sûr, des théories peuvent être modifiées moins brutalement que par un simple remplacement ou une simple absorption. Souvent, ce sont des théories issues de domaines de recherches où les formulations mathématiques précises ne sont pas applicables. Ainsi, la théorie de l'évolution de Charles Darwin est constamment complétée, car il s’agissait avant tout d’un principe général qui, confronté aux données de plus en plus nombreuses et précises, a eu besoin de s’affiner dans les détails. Il s’agit bien de la fignoler et non de lui en substituer une autre. Une théorie mathématiquement définie n’a pas cette souplesse, ce qui rend ses ajustements beaucoup plus compliqués, voire impossible. Il faut alors avoir recours à une toute nouvelle théorie, parfois écrite dans d’autres mathématiques. C’est souvent l’occasion de grandes ruptures intellectuelles. La théorie de la relativité d’Einstein s’écrit dans des mathématiques beaucoup plus compliquées que celles de Newton. Les principes qui la sous-tendent (et qui requièrent ces mathématiques) ont produit un bouleversement considérable sur notre façon d’envisager et de comprendre l’espace et le temps.

Voici un exemple récent qui concerne la planétologie. En comparant l’aspect de la Lune, de la Terre, et de Mars, une théorie assez simple vit le jour pour essayer d’expliquer la nature et l’aspect de la surface des planètes. Cette théorie repose sur une loi physique qui implique que la taille d’une planète doit indiquer si son cœur est en fusion ou non, c’est à dire « bouillonnant » ou non. Si ce cœur est en fusion, alors sa surface subit des mouvements technoniques induits par les mouvements de convection interne et révèle aussi des phénomènes volcaniques, renouvelant et remodelant en permanence la surface de la planète. Si ce cœur n’est pas en fusion, la surface est au repos et ne montre que les meurtrissures accumulées au fil du temps par les impacts des météorites.

Cette théorie s’applique très bien à la Terre, qui montre des signes externes d’activité interne (volcanisme, tremblements de terre, etc). Elle s’applique aussi à la Lune, trop petite pour avoir un cœur actif, et qui conserve donc une surface peu remodelée par les laves et les mouvements technoniques, d’où les très nombreux cratères d’impacts qui la recouvre parce qu’ils n’ont jamais été effacés. Enfin, elle s’applique à Mars, de taille intermédiaire entre la Lune et la Terre, et dont la surface montre des signes d’activité interne ancienne, le cœur s’étant refroidi depuis longtemps, et contient déjà une accumulation de cratères d’impacts.

Cette théorie commença à être ébranlée par les premières données sur la surface de Vénus, qui, d’une taille pourtant comparable à celle de la Terre, ne montre cependant pas les signes usuels d’une machine interne active. La visite du satellite Io de Jupiter par la sonde Voyager confirma que cette théorie devait être complétée : ce satellite, très petit en taille, montre au contraire une activité volcanique intense ! Il fallut adapter la théorie à ces données nouvelles. L’ancienne théorie était préservée dans ses grandes lignes, c’est à dire que la taille d’une planète explique en grande partie l’apparence de sa surface, mais d’autres facteurs peuvent entrer en jeu. Dans le cas de Io, très proche de Jupiter, les forces de marées induites par cette proximité chauffent le cœur du satellite, d’où sa forte activité interne. Dans le cas de Vénus, l’absence de satellite provoquant des marées, comme la Lune pour la Terre, a laissé le cœur se refroidir. C’est à dire que la Terre a un cœur plus chaud qu’il ne devrait à cause de la présence de la Lune. Cela sauvait les (nouvelles) apparences.

Lorsque la sonde Voyager frôla en janvier 1986 le satellite Miranda de la planète Uranus, la théorie reçut un fâcheux coup de grâce : Miranda se présenta comme un astre au passé très actif, avec un chamboulement technonique jamais constaté jusqu’alors ! La théorie ne reposant presque uniquement que sur la taille de l’astre était largement dépassée, même si son principe fondamental restait juste (puisque basé sur une théorie physique bien vérifiée)… Mais d’autres mécanismes, qu’il faut rechercher dans l’histoire individuelle de chaque planète, sont désormais à prendre en compte, qui jouent des rôles tout aussi fondamentaux, voire plus, que cette loi (trop) simple.

Il est rare qu’une théorie soit complètement fausse, ne serait-ce que parce qu’elle a au moins passé un test de falsification pour atteindre ce statut de théorie. Mais, le revers de la médaille, c’est qu’une théorie n’est jamais complètement vraie non plus ! Construire une nouvelle théorie à partir d’une théorie ayant échouée à un test expérimental est très délicat. Il faut savoir retenir certains éléments comme justes, et en identifier d’autres comme faux, ceux dont il faut avoir le courage de se débarrasser. C’est une enquête de l’intelligence et de la perspicacité. C’est le travail du chercheur.

La boucle simpliste ci-dessus qui définit la démarche scientifique est bien sûr une caricature extrême de ce qui se déroule au quotidien dans les laboratoires. Il arrive que des théories soient échafaudées avant même qu’aucune expérience n’en ait décidé le besoin. C’est par exemple le cas de la théorie de l’électron relativiste quantique que proposa Paul Dirac en 1928. Elle n’a été motivée que par des besoins de cohérence : elle n’a pas été construite sur des données expérimentales mais sur des principes purement esthétiques. Cette théorie prévoyait l’existence d’une anti-particule associée à l’électron (le positron), qui fut découverte en 1932.

Tous les items de cette boucle sont des points d’entrée possible pour construire de la connaissance scientifique. De nombreux phénomènes naturels très bien décrits sont restés sans modélisation très longtemps. Il s’agit souvent de domaines scientifiques où les principes fondamentaux n’étaient pas encore établis, ou pour lesquels les mathématiques n’étaient pas encore créées pour accueillir une théorie satisfaisante : les liaisons chimiques n’ont été comprises qu’après que la mécanique quantique ait été formulée, les lois de la génétique n’ont été strictement démontrées que lorsque l’ADN a été découverte, les lois de Kepler sont une conséquence de la théorie de Newton, écrite dans une nouvelle mathématique explicitement construite à cet effet.

Cependant, quel que soit le point d’entrée, la boucle doit être bouclée. L’expérience seule tranche sur la validité d’une hypothèse, sur la pertinence d’un modèle. La connaissance scientifique requiert des vérifications incessantes.

Dans le vaste monde de la recherche scientifique, il existe des domaines où ces vérifications ne sont pas complètement maîtrisables : en astronomie, il est souvent impossible de tester activement une hypothèse en créant une expérience ad hoc. Il faut alors avoir recourt aux observations, aux accumulations de données, un peu comme dans les sciences humaines ou sociales évoquées au début de cet article. Une expérience est alors avantageusement remplacée par une collection (si possible fort nombreuse) de faits observés. Une hypothèse sur le déroulement de la vie des étoiles sera validée ou infirmée en observant un grand nombre d’étoiles (ça ne manque pas dans le ciel), à divers stades de leur vie, et non en observant la vie de quelques étoiles particulières sur des dizaines de milliards d’années.

On pourrait penser que l’histoire, la géographie ou l’économie, elles-aussi observatrices passives de leur sujet d’étude, puissent procéder de la même façon. Il n’en est malheureusement pas toujours ainsi. La confirmation ou l’infirmation d’une hypothèse ou d’un modèle passe par des statistiques sur des grands nombres de cas observés, si possible dans des situations très diverses. Plus les données accumulées sont nombreuses et variées, plus la théorie a de points d’appui. Or, l’histoire est unique et les systèmes économiques se ressemblent tous ! La paléontologie doit assumer elle aussi des situations critiques lorsqu’un seul spécimen d’un dinosaure doit permettre de décrire une espère entière.

Les mathématiques

Dans le cadre de l’organisation de la recherche scientifique, les mathématiques sont rattachées aux autres sciences comme une composante à part entière. Il est utile de préciser certains points sur ce domaine très spécifique de la recherche.

Les mathématiques, contrairement à toutes les autres connaissances évoquées ci-dessus, en particulier à travers la boucle simpliste évoquant la démarche scientifique, n’est pas une science expérimentale. Son but n’est aucunement relié à la Nature, que ce soit pour la comprendre ou pour l’utiliser.

Rappelons que les mathématiques se donnent pour but d’étudier, par le moyen des raisonnements déductifs, les propriétés d’objets abstraits et les relations qui peuvent s’établir entre eux. Pour un mathématicien, un nombre est abstrait, il ne représente pas une quantité de « quelque chose ». Le mathématicien combine entre eux des objets n’ayant aucune réalité immédiate, aucune contrepartie évidente dans le monde qui nous entoure.

La vérité en mathématique s’établit sur des propositions (des énoncés), qu’on démontre à l’aide de raisonnements logiques. Une vérité mathématique ne peut jamais être remise en doute. Depuis plus de 2000 ans, on sait que dans un triangle rectangle le carré de l’hypoténuse est la somme des carrés des deux autres côtés. Il en sera toujours ainsi. Cela ne signifie aucunement que les mathématiques soient figées ! La recherche en mathématique annonce constamment de nouvelles vérités, sous forme de propositions sans cesse formulées à l’aide d’objets abstraits inventés sans relâche.

Ainsi, même si les mathématiques font partie intégrante de la science, elle en diffère sur ce point essentiel. Alors que la démarche de la recherche scientifique (dont le sujet d’étude est la Nature), s’attache avant tout à ne pas croire en une assertion sans la vérifier par des expériences nombreuses et variées, la démarche en mathématique est au contraire de démontrer, à l’aide d’hypothèses et de raisonnements logiques, la véracité d’une assertion.

Ce fait mène à une question de nature plus philosophique : les mathématiques existent-elles en dehors de la Nature, en dehors même de notre cerveau ? La recherche en mathématiques construit-elle des objets inspirés du monde dans lequel nous évoluons, et façonnés selon le mode de fonctionnement de notre cerveau, ou est-elle au contraire une démarche exploratrice d’un paysage qui pré-existe (abstraitement) à la réalité qui nous entoure et à sa représentation mentale, et dans lequel les mathématiciens pénètrent, souvent difficilement ? Je renvoie à l’excellent ouvrage Matière à pensée, de Jean-Pierre Changeux et Alain Connes, aux éditions Odile Jacob, pour une dialogue fin et pertinent sur ce sujet.

Indépendamment de ces questions philosophiques, et c’est un autre aspect important de la démarche scientifique, de nombreuses avancées et idées en mathématiques ont eu pour origine des problèmes issus de recherches sur les lois de la Nature. En effet, comme mentionné plus haut, les lois écrites dans certains domaines de recherche le sont souvent dans le langage mathématique. Parfois, des mathématiques sont découvertes en tentant de répondre à des questions issues de quelque phénomène naturel. Ainsi par exemple, Joseph Fourier a mis au point une méthode mathématique extrêmement ingénieuse et performante lorsqu’il a voulu résoudre le problème de la diffusion de la chaleur dans des matériaux. Sa méthode fait partie intégrante du cursus de tout étudiant en université, aussi bien en mathématique qu’en physique, et fait encore l’objet de recherches en mathématiques. La mécanique quantique a motivé l’étude de concepts mathématiques nouveaux (les algèbres d’opérateurs pour les spécialistes), qui aujourd’hui constituent l’un des socles essentiels de la recherche mathématique la plus avancée.

C’est toujours une surprise (agréable et esthétique) que de constater combien le langage des mathématiques est adapté à celui des sciences expérimentales. Il faut cependant relativiser cette impression. Les lois mathématiques ne concernent qu’un petit nombre de phénomènes, bien souvent les plus fondamentaux : la physique est depuis toujours très mathématisée, alors que la chimie l’est déjà beaucoup moins. Beaucoup de sciences naturelles utilisent un arsenal mathématique assez rudimentaire, la statistique des grands nombres (ou plus subtilement la statistique des nombres pas assez grands !) et des méthodes d’analyse de signaux enregistrés par des appareils de laboratoires. Pas de quoi s’extasier…

De plus, le langage des mathématiques ne répond pas à la question du « pourquoi » d’une théorie. Ce sont en réalité les à-côtés des lois qui expliquent le mieux les phénomènes : les principes qui fournissent une justification à ces lois, les symétries et les propriétés des équations posées, les conséquences explicites tirées des solutions, voilà le vrai ferment de la compréhension en science.

Aujourd’hui, les forces fondamentales, dites électrofaible et fortes, sont décrites par un même principe « d’invariance de jauge », moteur de la construction du modèle standard des particules, la théorie la plus avancée aujourd’hui en physique fondamentale. Ce principe est plus important que les lois, car plusieurs formes mathématiques possibles permettent a priori d’écrire ce principe. De même, la relativité générale d’Einstein est construite à partir de principes très suggestifs et clairement identifiés, basés sur des expériences de pensée (expériences non réalisables car trop idéales, mais dont on ne doute pas du résultat… En réalité, on doute toujours, c’est pourquoi on cherche à les réaliser concrètement, dans les conditions les plus idéales possibles !). Le cadre mathématique n’est alors que le substrat accueillant une formulation précise de ces idées.

Les mathématiques font partie de la science, car c’est avec ce langage qu’on a besoin d’exprimer les idées et les raisonnements des sciences naturelles. Néanmoins, la compréhension d’une théorie repose surtout dans les mots qui l’encadrent, plus que dans les symboles mathématiques qui l’écrivent.

Différents « types » de sciences

La terminologie en science est parfois révélatrice de l’idée qu’on se fait de telle ou telle discipline scientifique. S’il est une classification qui nuit considérablement à l’image de certains sujets de recherche, c’est bien celle qui sépare les sciences molles des sciences dures !

En gros, les sciences dures sont celles qui s’occupent de découvrir les lois fondamentales de la Nature, alors que les sciences molles sont celles qui s’occupent de domaines plus liés à l’Homme et à ses activités. Ainsi, physique, chimie, biologie, astronomie font partie des sciences dures, les plus « nobles », alors que géographie, histoire, psychologie, linguistique font partie des sciences molles, donc moins « intéressantes. »

Bien que j’adhère à cette dichotomie dans la terminologie, car ce sont des faits (sciences plus proches de la Nature versus sciences plus proches de l’Homme), je ne partage absolument pas les jugements de valeurs qui en découlent. Dès l’instant où il est reconnu que nous ayons bien affaire à des sciences, c’est-à-dire à des démarches de création de connaissance qui utilisent la boucle de la démarche scientifique ci-dessus et surtout le critère de falsification, alors toutes ces disciplines méritent autant d’égard les unes que les autres.

En réalité, la terminologie « sciences dures » et « sciences molles » n’est pas acceptée et reconnue par la communauté. Mais les jugements de valeurs qui lui sont attaché sont malheureusement très vivaces.

Comprendre les fondamentaux du comportement humain est une science très expérimentale, qui consiste par exemple à mettre dans des situations maîtrisées des groupes de « cobayes humains » et d’étudier, statistiquement, leur comportement. Cela donne des résultats remarquables et pertinents. La connaissance produite est tout aussi intéressante et se révèle souvent aussi utile que celle des sciences à vocations plus fondamentales.

Par goût, on peut préférer les sciences « dures », parce qu’elles parlent de faits et d’objets qui dépassent l’Homme, petit être dérisoire sur une planète perdue au fond d’un système solaire en périphérie d’une galaxie quelconque (notre proche voisine est presque identique), dans un amas d’autres galaxies sans noms (tout au plus des numéros), perdu dans un vide très profond, et dont l’espérance de vie moyenne est engloutie dans un temps cosmique de façon comparable à une minuscule fraction de secondes en rapport à une année entière… Ces sciences parlent de l’universel et du fondamental, qui dépasse largement notre simple condition humaine. L’Homme, son histoire, son comportement, son quotidien, tout cela peut sembler bien futile à ces échelles spatiales et temporelles. Mais connaître ne reconnaît aucune frontière. Aussi, chaque chercheur doit apporter à l’humanité ce qu’il a envie d’apporter. Il n’y a qu’une règle à respecter dans cette aventure : celle de la démarche scientifique commune qui nous réunie.


Il existe une autre distinction plus profonde qui me semble plus pertinente, et qui malheureusement passe souvent inaperçue y compris par les chercheurs eux-mêmes. Elle donne lieu elle aussi à des jugements de valeurs assez grossiers, qu’il est bon d’exposer à défaut de pouvoir les corriger.

Certains chercheurs s’attaquent à des phénomènes fondamentaux, ceux qu’on appelle les plus élémentaires car ils sont à la base de beaucoup d’autres. Ils ont la chance, souvent, de pouvoir s’approprier des outils mathématiques performants. Ils découvrent alors des lois imparables, incontournables, que chaque situation expérimentale reproduit obstinément (du moins dans les situations parfaitement décrites par ces lois). Ainsi en est-il par exemple des forces fondamentales de la Nature, mais aussi des principes de la chimie ou de la biochimie…

D’autres sciences s’occupent de comprendre des situations que la Nature nous laisse à explorer qui sont le résultat d’une histoire. Il en est ainsi par exemple de la diversité du vivant et de son fonctionnement (des composants cellulaires et organiques d’un individu à des groupes voire à des sociétés d’êtres vivants) ou de la cosmologie et de l’astro-physique (de la planétologie à l’histoire unique de l’Univers, en passant par la distribution des galaxies). Beaucoup de sujets de recherches et de préoccupations scientifiques doivent s’accaparer une histoire, unique par essence.

La classification distingue alors les sciences contingentes, les premières, et les sciences historiques, les secondes. On parle aussi de théories contingentes et de théories historiques lorsque de telles théories ont été élaborées dans ces contextes. Chacune de ces sciences doit faire face à ses propres démons, avec des méthodes nécessairement différentes.

Plus haut, il a été évoqué que comprendre la vie d’une étoile ne devait pas se faire en observant pendant des milliards d’années une seule étoile, mais en observant beaucoup d’étoiles à différents stades de leurs vies. Si cette approche est possible, c’est parce que la vie d’une étoile repose très largement sur une théorie contingente, qui précise qu’un minimum de données de départ (parmi lesquelles la taille de l’étoile par exemple) suffit à en prévoir l’évolution future. C’est un déroulement contingent au sens où les choses doivent arriver ou non selon des critères strictes et précis. Par contre, retracer l’histoire de la Terre fait face à des difficultés bien différentes : l’impact d’un astéroïde n’a rien de contingent, c’est un phénomène non prévisible et non nécessaire, le mouvement des plaques océaniques est erratique, la présence même de la Lune n’a rien d’obligatoire. De même, parce que l’histoire de la vie est unique sur Terre, en retracer les méandres, les errements et les grandes étapes relève de l’enquête plus que de l’expérimentation.

Les sciences contingentes ont souvent la chance d’être plus ouvertes à des expérimentations répétitives et maîtrisables par les chercheurs, et donnent lieu à des lois souvent simples et précises. Cette précision peut se gagner sur deux plans : celui des concepts utilisés (les notions de vitesse, d’énergie, de température par exemple) et celui de l’écriture mathématique (souvent possible grâce à la précision des mesures d’une part et à la surprenante simplicité des principes cachés derrière ces lois d’autre part). De cette précision découle des prédictions tout aussi détaillées, sur les modalités (la contingence : ce qui peut se produire et comment) et sur les quantités (les valeurs des grandeurs mesurées).

Les sciences historiques découvrent elles aussi des principes et des lois. Mais, ne pouvant pas être écrites dans un langage aussi mathématique et sous une forme aussi prédictive, ces principes ne forment que des guides sur les modalités, et rarement sur les quantités. Des possibles prévus, l’histoire ne retient que quelques cas, d’où souvent une ignorance des quantités : la non occurrence d’autres cas historiquement ignorés restreint la portée de certaines mesures. Comme le résume très bien Stephen Jay Gould dans Un hérisson dans la tempête, les sciences historiques « recherchent des modèles généraux derrière des événements uniques, ou prévoient les résultats encore inconnus d’événements qui ont déjà eu lieu. »

Sciences historiques et sciences contingentes travaillent souvent la main dans la main. L’astro-physique se sert des lois de la physique fondamentale pour prédire les histoires possibles des étoiles. Mais chaque étoile conserve sa propre histoire parmi toutes les possibilités. De même, la biochimie essaie d’expliquer comment les gênes expriment leurs caractères, mais les quatre bases de l’ADN, l’alphabet du langage des gênes, reste un fait historique irréductible, non contingent au sens où il n’est aucunement le résultat d’une loi naturelle préétablie. L’histoire de la vie a un jour tranché sur ce point, tout comme elle a tranché à d’autres moments : cinq doigts dans une lignée importante de vertébrés (dont l’Homme bien sûr), et plus généralement au niveau de l’organisation du vivant, du fonctionnement de la cellule aux interactions entre les organes. Chaque choix a été décidé dans un hasard de possibilités plus ou moins large, dans une histoire qu’aucun chercheur ne pourra plus jamais modifier et encore moins reproduire. Les archives nous renseignent sur ce qui s’est passé, pas sur ce qui aurait pu arriver si une autre voie avait été gagnante. Avec six doigts à chaque main, Dieu nous aurait-il envoyé douze commandements ?

Ces sciences sont imbriquées, et les découvertes des unes apportent énormément aux autres. Émettre un jugement de valeur comparant sciences contingentes et sciences historiques, c’est ignorer que la Nature nous laisse à la découvrir sous des formes très diverses. L’Univers est un fait unique (tout au moins il le semble), son histoire doit être comprise par les lois qui le régissent et qui s’y expriment, mais aussi par les faits qui s’y sont déroulés et accumulés.

L’histoire des sciences fourmille d’égarement (non condamnables) entre théories contingentes et théories historiques sur un même sujet de recherche. Ainsi, la diversité du vivant a été une telle source d’inquiétude que des théories contingentes ont été élaborées pour l’expliquer, tout au moins pour la décrire et la prédire. Une de ces théories reposait sur le chiffre cinq, le seul chiffre à porté de main… Au début du XIXe siècle, dans une connaissance encore pré-Darwinienne, l’embryologiste allemand Lorenz Oken a conçu une taxinomie du monde vivant basée sur des regroupements successifs par groupes de cinq. Chaque groupe était par ailleurs intimement liée à un sens, au nombre de cinq eux-aussi, établis dans l’ordre suivant correspondant aux groupes décrit ci-après : le toucher, le goût, l’odorat, l’ouïe, la vue. Du plus grossier au plus noble, car il y avait aussi un jugement de valeurs attaché à cette classification. Ainsi, le vivant se divise en cinq groupes : invertébrés, poissons, reptiles, oiseaux, mammifères. Ces derniers se découpent en : rongeurs, paresseux et marsupiaux, chauves-souris et insectivores, cétacés et mammifères ongulés, carnivores et primates. Affinant encore, le dernier groupe se divise en : chats et chiens, phoques, ours, singes, hommes. Il va sans dire qu’à l’époque, il était encore possible d’aller plus loin sur ce dernier groupe : africains, australiens, amérindiens, orientaux, blancs… C’était bien une théorie contingente au sens où elle cherchait à classer précisément et par des « principes » simples ce qui était observé. Ici, le principe fondamental est que la classification se décompose de plus en plus finement grâce au chiffre cinq. Au passage, on notera le caractère raciste de cette classification lorsqu’on prend en compte le jugement de valeurs sous-jacent. Aujourd’hui, la théorie de l’évolution a complètement remplacé tout ce charabia. La théorie de l’évolution est une théorie historique.

Cet exemple montre qu’on peut hésiter parfois longtemps entre une théorie contingente et une théorie historique. Finalement, la science du vivant a porté son choix sur une théorie historique bien plus simple, bien plus prédictive, bien plus satisfaisante non seulement face aux faits expérimentaux, mais aussi par son élégance intellectuelle.

De la même façon, la théorie évoquée plus haut sur la surface des planètes montre que d’une théorie contingente, basée sur la taille de la planète, il a fallu passer à une théorie historique, où chaque planète doit être traitée de façon unique. Certes, in fine il s’agit toujours d’appliquer des lois fondamentales issues de théories contingentes (taille, phénomènes de marée, chocs…), mais la part relative de chacune doit être pondérée par l’histoire individuelle de chaque planète.

L’existence des lois

Afin que les sciences naturelles telles qu’elles ont été définies ci-dessus soient possibles dans leur activité, il faut que des lois pré-existent à leur découverte. Ce pré-requis est souvent oublié, en particulier de ceux qui veulent appliquer la démarche de la science, et surtout peut-être l’assurance de ses affirmations, à des domaines plus larges que ceux gouvernés par la Nature.

Depuis toujours l’Homme a subi les lois de la Nature : la succession du jour et de la nuit, la répétition des saisons, le cycle de la vie, de la naissance à la mort, autant de contraintes jamais démenties. Certaines successions d’évènements et certaines répétitions de faits ont rapidement amené les esprits les plus curieux à compiler et ordonner des mesures, voire à formuler des principes.

L’astronomie, parce qu’elle donne à voir les phénomènes naturels les plus réguliers et aussi et surtout les plus utiles à certaines activités humaines comme l’agriculture (en liaison avec les saisons), a été la première a recevoir l’attention de ces esprits éclairés. Certains alignements de pierres mégalithiques ont une signification astronomique. À n’en pas douter, il s’agissait d’arrangements concrétisant des mesures et des expériences. Les calendriers font partie de cette maîtrise des éléments, à la fois comme compilation de ce qu’on sait, et comme objet de prédictions. La prévision des éclipses de Soleil a été une aventure commune à presque toutes les civilisations ayant développé des méthodes arithmétiques quelque peu efficaces. Ces prédictions n’ont lieu que parce que des lois existent qui gouvernent le mouvement des astres.

Bien plus tard, des lois ont été découvertes et analysées, voire domestiquées (au sens où des applications technologiques ont été bâties avec succès sur leurs principes), dans une multitude toujours plus nombreuse de domaines, dont la terminologie a été inventée au fur et à mesure : l’astronomie, la physique, la chimie, la biologie…

Il est tentant et naturel de se demander jusqu’où la Nature gouverne ce qui nous entoure. Cela fait aussi partie de la démarche scientifique, en ce qu’elle questionne sans cesse les recoins les plus cachés du monde qui nous entoure. Dans ce domaine, il faut rester prudent et bien humble, comme l’illustre l’exemple suivant.

Grisés par le succès des lois en physique, et en particulier de la gravitation universelle de Newton, les milieux intellectuels du XVIIIe siècle ont commencé à concevoir que des activités humaines pouvaient elle aussi être sujettes à des lois naturelles.

Ainsi, les physiocrates pensaient que la gouvernance de nos sociétés humaines pouvaient s’appuyer sur la Nature. Ils ont posé comme principe qu’en matière d’économie il existe un ordre naturel derrière lequel des lois existent. Les économistes, tout comme les physiciens et les astronomes de l’époque dans leurs domaines respectifs, ont alors reçu pour mission de découvrir ces lois. Comme corollaire principal de ce principe, la gouvernance de nos sociétés devait se contenter de garantir que ces lois s’appliquent sans entrave, pour que l’ordre naturel conduise l’humanité comme il conduit la Terre dans sa course autour du Soleil.

Il est peut-être utile de préciser que cette conception est à la base de la démarche « scientifique » de l’économie d’aujourd’hui, et ne serait pas étrangère à certains desseins politiques.

Une des lois ainsi énoncées est la suivante : « chaque homme a droit à ce qu’il acquiert librement par son travail et les échanges qu’il peut en faire ». En tant que scientifique appliquant strictement la démarche décrite ci-dessus, il faut questionner cette « loi », comme on questionne la chute d’un corps sur Terre. Mais cette loi, telle qu’elle est ainsi énoncée, n’est pas falsifiable. Quelle expérience propose-t-elle pour la confirmer ou l’infirmer ? Cette « loi naturelle » ressemble plus à un acte de foi qu’à une découverte empirique. D’ailleurs, si sa formulation avait été basée sur des faits accumulés, il aurait fallu préciser que les esclaves ne sont pas des hommes, puisqu’ils ne bénéficient aucunement de leur travail…

En fait, cette loi est assez mal définie (« homme » et « travail » sont à préciser car ce ne sont pas des notions formellement définies) ; elle reste suffisamment vague pour qu’on puisse continuer à lui attribuer le bénéfice du doute, et donc elle est non falsifiable ; elle s’applique à un domaine où l’expérimentation est impossible (a-t-on essayé une société où tous les hommes se verraient refuser ce principe ?) ; et surtout elle oublie que l’Homme, bien que faisant partie de la Nature, est un cas à part, surtout en ce qui concerne l’organisation de ses sociétés. Il y a donc un côté très naïf à attendre qu’à ce niveau d’organisation un « principe naturel » émerge tout à coup.

Il faut aussi conclure de cette exemple que vouloir transformer une discipline en une science « fondamentale » est certes une idée intéressante, qui a connu par le passé de nombreux succès surprenants, mais qu’il ne faut pas espérer pouvoir la concrétiser dans tous les domaines.

Seule la Nature a choisi les endroits où elle s’exprime par des lois accessibles et opérationnelles. Car l’essentiel est là. Il est certain que l’économie repose in fine sur certaines lois. Mais d’une part ces lois peuvent se révéler très compliquées, et alors leur pouvoir prédictif est à rejeter : les lois gouvernant la météorologie sont inexploitables à plus de quelques jours près à cause de leur nature chaotique. D’autre part, l’économie ne repose peut-être pas que sur des lois naturelles. En effet, tout le monde a pu constater (c’est de l’empirisme) que le hasard est un facteur très important de la marche de l’économie : le hasard de l’histoire bien sûr, par exemple du comportement humain (un assassinat peut déclencher une guerre mondiale terrible), mais aussi le hasard de la Nature elle même (des fluctuations climatiques persistantes qui nuisent à l’agriculture). Quelle place a ce hasard par rapport aux lois réellement prédictives ?

Au mieux, la loi énoncée dans l’exemple précédent est un principe vers lequel la société souhaite tendre. Ce n’est certainement pas un fait pré-établi, gravé dans les entrailles de la Nature. Que tout homme ait droit au fruit de son travail est un principe moral qui peut sous-tendre l’organisation de la société, et rejoint de ce fait le « tu ne voleras point » des dix commandements.

Il est important de différencier des principes qui nous semblent « naturels » (au sens philosophique) des vraies lois de la Nature.

Plus important encore, il faut savoir reconnaître où s’arrête la science, c’est à dire déterminer précisément les domaines de notre vie où la Nature nous régit sans qu’on ne puisse faire grand chose (notre condition de mortel, le Soleil qui s’éteindra dans 5 milliards d’années…) et les territoires où l’Homme est au contraire libre de choisir sa conduite. Ça ne signifie aucunement que cette conduite devrait être anarchique. Puisque nous en avons le choix, il faut au contraire activement et posément établir des principes et des règles dans l’intérêt de tous. Bien souvent, mais pas toujours, ces principes sont écrits sous formes de « lois » dans un code pénal : mais on est loin des lois de la Nature dont on parle ici.

Mieux, au-delà de cette liberté qui nous est offerte de nous faufiler entre les règles imposées par la Nature, il est souhaitable et profitable d’apprendre à dépasser ces lois naturelles qui nous gouvernent, ces « penchants naturels » toujours plus nombreux que découvrent les sciences comportementales. Il est d’ailleurs amusant de constater que l’on retrouve bien souvent ses lois comportementales à la fois chez l’homme et chez les grands singes, avec qui nous avons beaucoup de points communs en ce domaine. Autant nous avons su surmonter la loi implacable de la gravité en inventant des machines volantes, autant nos actes quotidiens restent bien trop souvent la simple expression de notre contingence naturelle.

Nous échapper des lois naturelles qui nous confinent, voilà une liberté qu’il n’est pas facile de gagner ! La première étape est de les identifier.


L’article suivant s’intéresse à la façon dont la recherche scientifique se pratique au quotidien.