La technologie aidant, il n'est plus utile de lire ou relire des livres : on nous les lit ! Empruntés en mp3 à la médiathèque, j’ai profité de l’inaction des transports en commun pour écouter, par tranches plus ou moins longues selon l’état du trafic, deux livres de Umberto Éco. Ce fut un réel plaisir de se laisser replonger dans un passé moyenâgeux d’une part, et dans une ambiance paranoïaque trans-historique d’autre part, par la voix active d’un acteur professionnel…
La première fois que j’ai découvert Le Nom de la Rose, c’est à travers le film de Jean-Jacques Annaud de 1986, avec l’excellent Sean Connery. La lecture postérieure du livre (ou l’écoute, peu importe), m’a montré combien ce film était respectueux de l’œuvre de Umberto Éco. Néanmoins, comme souvent, le livre est plus précis sur de nombreux points, comme certains aspects théologiques et quelques données historiques. Il fallait donc bien le lire pour profiter pleinement de l’œuvre.
Je dois avouer que le sujet se prête à une évasion totale, puisque ce livre propose une immersion dans des bruits, des couleurs, des sons, des rythmes qui nous sont très étrangers aujourd’hui, tout en conservant un côté de déjà vu dans les nombreuses allusions voulues aux enquêtes policières modernes. Le personnage principal, Guillaume de Baskerville, est déjà en soi tout un programme : une madeleine aux échos évidents qui sent les rues de Londres à la fin du XIXe siècle, où un certain Arthur Conan Doyle avait planté le décor brumeux des aventures policières d’un des tous premiers détectives privés méthodiques de l’Histoire.
Le succès des romans policiers est indéniable. Ce n’est pas tant le crime qui compte que la façon d’en découvrir les secrets. Dans la série Columbo, on nous propose même de partager la scène du meurtre et de suivre l’enquête en compagnie du meurtrier ! Le XXe siècle a produit de nombreux détectives, professionnels ou amateurs (Rouletabille, Hercule Poirot, Miss Marple, et j’en passe des centaines d’autres…). Mais presque tous opèrent dans un contexte quasi contemporain, si ce n’est dans la technologie, du moins dans la façon de penser et de concevoir des raisonnements logiques.
Et c’est là la grande force du livre de Umberto Éco : imaginer un « détective » en une période de l’Histoire où cela semble le moins probable ! L’image d’Épinal (pas si loin de Commercy et de ses madeleines…) du Moyen-Âge a toujours été celle d’une période intellectuellement stérile et obscure. Guillaume de Baskerville semble donc au premier abord un être exceptionnel, pourvu d’une intelligence, d’un regard et d’une logique peu coutumière de l’époque. Il se revendique ouvertement de son maître à penser Francis Bacon, qui est souvent considéré comme le fondateur de l’empirisme en science (se baser sur l’analyse des faits, de leur répétition, de leur régularité, et concevoir des théories qui en découlent logiquement…).
En fait, Umberto Éco n’est pas le premier à s’essayer (avec succès) à ce petit jeu de la transplantation improbable. Edith Pargeter, sous le pseudonyme de Ellis Peter, avait créé le Frère Gadfael en 1977. Ce moine tardif revenu très savant des croisades (le contact avec la science arabe lui ayant bien profité…) œuvre au XIIe siècle, soit 200 ans avant notre brave et honnête Guillaume de Baskerville. Les crimes qu’il a à résoudre sont dignes des meilleures énigmes auxquelles un Hercule Poirot se trouve confronté, mais sans la technologie et les méthodes éprouvées de la criminologie moderne. Les criminels pouvaient agir sans prendre de gants (les empruntes digitales étant ignorées), mais il devaient éviter de laisser les traces très médiévales que le Frère Gadfael savait interpréter comme un Grand Sioux : des pas dans la boue aux traces résiduels de végétaux (pollen, feuilles, fleurs…), les lieux du crime savaient parler pour ce moine herboriste.
En fait, ce que je retiens du livre de Umberto Éco est cette volonté de l’auteur de montrer, à travers cette enquête, que les événements peuvent être reliés par des relations de cause à effets et que l’étude logique de ces causes peut mener, par déductions successives, à l’origine des faits. On a donc affaire à beaucoup plus qu’une simple enquête policière. Il s’agit d’une confrontation entre deux façons de penser : d’une part, l’empirisme relativement neuf de Bacon qui voit dans les faits de la vie courante des répétitions ayant des causes toujours communes et son alliée la logique, d’autre part, la pensée plus fermée des églises, où l’analogie est la manière de « raisonner » la plus répandue.
Ce livre illustre, sous couvert de quelques meurtres, le basculement entre deux états de la pensée occidentale (car pendant ce temps la science arabe avançait tranquillement dans la ligné de la science grecque de l’antiquité…). Umberto Éco livre un plaidoyer (il suffit de voir qui l’emporte à la fin et de quelle manière) pour une façon de penser tout à fait naturelle aujourd’hui : le raisonnement déductif basé sur la logique, sur les relations de causes à effets et sur l’observation.
Et cela nous amène tout droit au second livre : Le Pendule de Foucault.
Au premier abord, ces deux ouvrages n’ont pas grand chose à voir entre eux. C’est bien ce que je pensais en les écoutant tranquillement, tandis que je partais travailler ou que j’en revenais. Les ayant revécus l’un après l’autre, presque en collision, j’ai pu constater que l’un me mettait très à l’aise, puisqu’il constituait une apologie de la démarche pré-scientifique qui me tient à cœur, et que l’autre au contraire me rebutait car il se débattait dans de l’ésotérisme sans fin (et presque sans début !) où la pensée analogique grossière dominait la scène. Le titre attisait pourtant mon côté scientifique !
En fait, tout commence assez mal pour Umberto Éco : la première description du pendule est truffée d’une faute scientifique grave. Non, le point de suspension du pendule de Foucault n’est pas fixe dans l’Univers ! C’est le plan d’oscillation qui l’est. Bien sûr, ce sont les pensées de Casaubon et l’auteur n’est pas responsable des erreurs de ses personnages. En fait, plus loin dans le livre, l’idée que ce point soit fixe dans l’Univers est bien considérée comme absurde. Néanmoins, par un subtil jeu littéraire (le début rejoint la fin dans le livre) ce point fixe « sublime » est l’endroit où Jacopo Belbo se trouvera fixé et figé dans la mort… Un bien grand honneur fait à ce raté, comme il se décrit lui-même.
La fascination ésotérique du pendule de Foucault est indéniable. En plus d’évoquer, à une échelle monstrueuse, le pendule du sourcier, il faut rappeler que c’est la première expérience au monde à avoir montré que la Terre tournait ! Et d’une façon si simple et si élégante qu’elle ne peut qu’émerveiller. C’est une dénégation très tardive aux accusations portées contre le pauvre Galilée lors de son procès. Il lui était alors impossible de prouver concrètement ce que sa pensée avait correctement déduit et compris à travers ses observations et l’Église avait tout naturellement conclus à l’hérésie. Galilée n’avait accumulé que des indices en faveur du modèle Copernicien lors de son « enquête », grâce en particulier à sa lunette astronomique, en regardant dans les cieux ; Foucault en avait apporté la preuve définitive grâce à son pendule enfermé au Panthéon de Paris. La démarche scientifique prend souvent son temps, dans un incompatibilité notoire avec les mœurs humains…
En réalité, le pendule montre bien plus que la mobilité de la Terre : il montre que le Soleil tourne lui aussi autour du centre de notre Galaxie, que notre Galaxie se meut au sein d’un amas local, que cet amas local n’est pas immobile… Finalement, tout semble bouger dans l’Univers, sauf le rayonnement du fond diffus cosmologique.
C’est probablement cette attirance cosmique pour ce simple et modeste pendule, mais aussi les liens très étroits qu’il entretient avec notre Histoire, qui a conduit Umberto Éco à écrire ce roman où les druides antiques à la recherche des courants telluriques côtoient le comte de Saint Germain (ou ses déclinaisons, comme le comte de Cagliostro) à la recherche de l’immortalité… La fixité du Pendule est bien reposante au milieu du charivari de l’Histoire officielle et de l’histoire parallèle (le « plan ») qui semble accompagner, voire inspirer, l’officielle.
Toute l’intrigue du livre repose sur la reconstitution de ce « plan » ourdi depuis des siècles, ayant pour finalité la découverte du secret des forces telluriques formidables et pour moyen l’ingérence ponctuelle dans l’Histoire.
Bien sûr, Umberto Éco n’adhère pas à cette chimère, pure fantaisie préexistante à son œuvre (sous cette forme ou sous une autre : relire par exemple L’aiguille Creuse de Maurice Leblanc) et qu’il a su parfaitement récupérer. Malgré la conviction avec laquelle ses personnages décrivent les moindres éléments de ce plan, malgré l’argumentaire étayé de nombreuses références historiques, c’est bien Lia qui a le dernier mot en ce domaine : le plan est bel et bien une invention opportune calée sur les remous de l’Histoire, un pur fantasme.
Pourquoi ce fantasme justement ? C’est là où le Pendule rejoint la Rose… Le « plan », tel qu’il est décrit dans ce livre, se veut une explication au grand désordre de l’Histoire ! Les faits inexplicables qui jalonnent la longue chronique humaine ont tout à coup une origine non seulement justifiée et définie, mais aussi commune et unique. Le « plan » est la cause de l’Histoire, tout comme les actes du criminel sont la cause des traces qu’il laisse derrière lui…
Enfin une explication au fouillis qui nous entoure !
Il suffit de constater le succès du Da Vinci Code de Dan Brown pour comprendre qu’il s’agit bien d’un fantasme très partagé… L’être humain a besoin d’expliquer pour se rassurer. Depuis la nuit des temps, identifier la cause est rassurant, même si on ne la maîtrise pas. Au Panthéon (pas celui de Paris où le Pendule a longtemps oscillé…), des dieux en pagaille se sont répartis les tâches concernant le désordre de notre quotidien : Zeus se chargeait des colères du ciel, Poséidon s’occupait de la furie des océans, Arès personnifiait la guerre et la destruction, Héphaïstos grondait au sein des volcans, Hadès était le gardien des entrailles de la terre… Autant de dieux, autant de raisons d’être rassuré ! En inventant une origine (voire une cause) à nos problèmes et à nos revers, on a l’impression de s’en approprier la partie la plus frustrante, celle sur laquelle on ne peut agir. Nommer, c’est déjà s’approprier.
La science ne procède pas autrement. Elle est née aussi d’un besoin d’explications, mais la méthode qu’elle emploie pour apporter des réponses et des raisons est basée sur l’empirisme, pas sur la mythologie ou l’analogie.
Voici donc Umberto Éco lancé dans ce vaste programme d’explication universelle : le raisonnement déductif évoqué plus haut (basé sur la logique et sur les relations de causes à effets), telle qu’il est utilisé avec succès par son héros de 1980 dans Le Nom de la Rose, doit pouvoir se tester sur tous les champs de la connaissance. Pourquoi pas sur le plus vaste d’entre eux : l’Histoire ! Et il nous embarque dans la justification des événements les plus anodins, les plus curieux, les plus énigmatiques, au travers des âges de notre mémoire écrite (on n’ose pas remonter à la préhistoire, il ne faut pas exagérer !).
L’idée de ce livre est donc de reprendre l’Histoire comme une vaste enquête policière qui culmine, dans le livre, au Musée des Arts et Métiers (excellent choix !). Quelle différence y-a-t-il entre la démarche de Guillaume de Baskerville qui interprète (correctement) les traces d’un sabot de cheval dans la neige, et la démarche de Casaubon qui pense déchiffrer dans des écrits très divers le scénario d’un « plan » universel ? Aucune, si ce n’est en terme de majuscule : dans les deux cas on reconstruit l’histoire, soit avec le petit h, soit avec le grand H.
Voila pourquoi ces deux livres m’ont finalement paru sortis de la même veine. Mais pas de chance, l’Histoire avec son grand H ne se laisse pas expliquer aussi facilement… S’il en était ainsi, la discipline académique qu’on appelle l’Histoire serait une science dure comme la physique ou la chimie, qui justifierait parfaitement les événements qui nous entourent par quelles lois relativement simples et universelles. Mais l’Homme est plus compliqué qu’une machine à vapeur et ses inclinations sont plus chaotiques que les oscillations d’un pendule.
J’ai évoqué une première erreur scientifique dans ce livre concernant le prétendu point fixe qui soutien le pendule. Il m’est désagréable d’en évoquer une seconde, pire encore que la première. Le « plan » dont il est question à pour but de révéler in fine l’emplacement d’une sorte de centre des courants telluriques sur la Terre. Pour cela, à une date et une heure déterminées, le passage du pendule au dessus d’une carte doit agir comme indicateur. L’idée repose sur le fait que l’oscillation du pendule se faisant dans un plan fixe, lorsque la Terre tourne, c’est à dire lorsque l’heure avance, ce plan d’oscillation tourne autour de l’axe de fixation. Sans entrer dans des détails techniques trop savants, en gros le plan d’oscillation du pendule effectue un tour complet sur lui même (par rapport au sol de la Terre) en 24 h s’il était situé exactement au Pôle Nord (ou au Pôle Sud). À l’équateur, le plan de change pas, et entre l’Équateur et l’un des Pôles, cela dépend de la latitude. À 30° de latitude, il faut environ 2 jours au pendule pour que le plan fasse un tour complet.
Bref, le plan d’oscillation ne cesse de tourner et à une heure fixée le pendule passera au dessus d’un point bien précis. Ce point peut servir de « grand secret », qui clos un « plan » historique relayé de générations en générations…
La conclusion à laquelle on parvient ainsi semble être celle adoptée par Umberto Éco comme « point de départ » pour cacher le secret. Malheureusement, il manque une donnée fondamentale dans tout cela : à une latitude donnée sur Terre on connaît parfaitement la chronologie de l’avancement du plan d’oscillation, mais ce plan n’a rien d’absolu ! Tout dépend des conditions initiales, c’est à dire de la direction dans laquelle on lance le pendule pour démarrer l’expérience. Il semble que cette donnée soit totalement absente du livre (il n’en est fait aucune mention). J’en conclus que Umberto Éco s’imagine que le plan d’oscillation est fixé par la position de la Terre dans l’Univers, de façon absolue et irrémédiable. Tout faux !
Si le plan d’oscillation initial avait été une donnée du problème (une des données cachées pendant des siècles), alors attendre une certaine heure que le pendule passe au dessus d’un certain point aurait été acceptable. Mais dans ce cas, pas besoin de réaliser l’expérience, pas nécessaire d’investir en cachette le Musée des Arts et Métiers : un simple calcul à la portée d’un étudiant de troisième année d’Université en science donne le lieu du pendule en fonction du temps à une latitude donnée et en fonction des conditions initiales. Donc pas besoin d’attendre une date et une heure particulières : Foucault lui-même aurait pu révéler le lieu sur la carte !
Comme on le voit, cette erreur grossière (car à la portée de n’importe quel érudit un peu curieux), met à bas toute la logique du livre ! En fait, je vois ça comme une preuve que le plan est belle et bien une invention de Casaubon, car des hommes aussi perspicaces que ceux qui ont bâti ce plan, des hommes aussi déterminés que ceux qui pendant des siècles l’ont maintenus en activité, ne seraient pas passés à côté d’une telle erreur.
Une dernière remarque enfin. Il est navrant que la traduction française soit si mal fichue. Comment peut-on utiliser le mot « computer » à la place d’ordinateur, « file » à la place de fichier et « word processeur » à la place de traitement de texte ? Affreux anglicismes… Est-ce parce que Umberto Éco a utilisé cette terminologie dans sa langue maternelle (« file » est le seul à y figurer en italique) que le traducteur s’est permis de massacrer notre chère langue ?
Au fait, j’ai oublié (volontairement) d’expliquer le sous-titre de cet billet : Un auteur qui perd son latin. Puisque ce cher Umberto Éco défend finalement une logique digne des meilleurs romans policiers, il faut bien reconnaître qu’à ce titre il a laissé quelques traces sur les lieux de son crime. En 1327, dans quelle langue les moines d’horizons très différents regroupés dans cette abbaye bénédictine pouvaient bien communiquer entre eux ? Il me semble que le latin (peut-être mal cuisiné…) était de rigueur, tout comme l’anglais est la langue massacrée dans les réunions internationales de chercheurs aujourd’hui. Alors M. Umberto Éco, pourriez-vous m’expliquer pourquoi, de temps en temps, et seulement de temps en temps (!), ces moines se lancent des dialogues en latin à la figure ? Ces incursions n’ont de sens que si la langue parlée n’était pas elle-même le latin… J’en reste perplexe. Umberto Éco, érudit s’il en est sur les choses de ces siècles, a-t-il trop voulu nous en remontrer ? En passant, ces extraits en latin ne sont pas traduits dans la version audio, ce qui rend l’écoute parfois un peu difficile.
Et oui, voila un auteur qui a bel et bien perdu son latin…